Bitcoin, champignon et cryptoanarchie

Le premier obstacle auquel se heurte le néophyte est de comprendre exactement à quoi il a affaire avec Bitcoin, s’agit-il d’un mode de paiement, d’une monnaie (et qu’est-ce qu’une monnaie d’ailleurs ?), d’un projet technologique ?

Dans cette intervention, j’ai proposé d’examiner Bitcoin à travers une analogie avec un autre organisme décentralisé, le champignon.

Merci à Marco d’avoir filmé l’événement, monté et mis en ligne la vidéo, au Bitcoin Meetup de Liège et au Cercle du Coin pour l’organisation de l’événement.

Un organisme décentralisé

Dans une série d’articles intitulée Bitcoin is a decentralized organism, le mycologue Brandon Quittem a proposé une autre piste intéressante, celle de lire Bitcoin à la lumière de l’organisme décentralisé que sont les champignons, ou plutôt les fungi.

Comme Bitcoin, les fungi n’ont pas de tête : Le mycelium agit comme un réseau de neurone souterrain et uniforme qui permet de transmettre l’information à travers l’ensemble de l’organisme. Comme Bitcoin, un fungus ne présente aucun point central dont la destruction entraîne la mort de l’ensemble de l’organisme, il est anti-fragile par nature, ce qui lui a permis de survivre depuis plus d’un milliard d’années à 5 grandes extinctions qui ont balayé la surface de la Terre.

Autre parallèle troublant, le fungus s’étend par l’alternance d’un lent travail souterrain difficilement observable et d’éruptions spectaculaires de champignons, qui est la forme sous laquelle nous le connaissons tous. Bitcoin alterne de même des phases de travail souterrain où le calme relatif du cours dissimule à l’observateur non initié les importantes mutations en cours avec des poussées de fièvre impressionnantes qui attirent de nouveaux adeptes.

Un parallèle troublant…

Enfin, les champignons entretiennent une relation particulière avec l’homme, il existe même une théorie selon laquelle ils auraient joué un rôle dans l’émergence de la conscience chez nos ancêtres primates (théorie du “Stoned Ape” de Terence McKenna). De même Bitcoin apparaît être dans une relation symbiotique avec nous : après tout, il n’existerait même pas s’il n’y avait pas d’humains pour en maintenir le code et veiller à maintenir le réseau de nœuds nécessaire au maintien de son intégrité.

Cause finale et anarchie

Le constat de cette symbiose pose immédiatement la question de l’objectif de cette coopération, ou pour parler comme Aristote, de la cause finale de Bitcoin. Le fungus, comme tout organisme vivant, se bat pour survivre et se reproduire, mais que dire de Bitcoin ? On touche évidemment là aux limites de l’analogie avec le vivant, car même si on peut soutenir que Bitcoin a pris une vie propre distincte de la volonté de Satoshi Nakamoto, il reste la création d’un homme qui l’a conçu dans une certaine fin.

Que savons-nous de Satoshi Nakamoto et de ses motivations ? Si nous n’avons à ce jour aucune information sur l’identité de Satoshi, son “Vrai Nom”, nous en savons assez pour savoir qu’il appartenait à un mouvement intellectuel et politique plus large, celui des cypherpunks.

True Names a été publié avec une collection d’articles et d’essais passionnants par Tim May, Richard Stallman etc.

Les membres de cette communauté hétéroclite et virtuelle divergeaient sur beaucoup de choses, mais avaient en commun une vision politique et technologique résumée dans le Manifeste cryptoanarchiste de Tim May et Manifeste d’un cypherpunk d’Eric Hugues :

  1. La possibilité d’avoir une vie privée (privacy, ou la capacité à révéler ou au contraire à dissimuler à des individus choisis des informations sur soi-même et ses propres actions) est l’un des droits fondamentaux des individus qui permet l’existence d’une société libre
  2. La cryptographie et la démocratisation de l’informatique permettent aux individus d’affronter les États à armes égales et de faire respecter leur droit à la vie privée y compris dans leurs communications électroniques. Sans elles il deviendrait triviale pour les États de surveiller et de contrôler les individus avec une efficacité jamais vue dans l’histoire
  3. Privée de la capacité d’observer les interactions des individus en masse, les États voient leur capacité de contrôle reculer, y compris leur capacité à se financer par l’impôt. La liberté d’interagir et d’échanger librement entraîne l’apparition d’une nouvelle organisation sociale et politique, la “crypto anarchie”, dans le sens d’une anarchie rendue possible par la cryptographie

L’une des seules certitudes que nous avons sur Satoshi, c’est qu’il est issu de cette communauté et en partage les valeurs et les objectifs.

Bitcoin, le cash électronique et le dernier pilier de la crypto anarchie

L’un des aspects les plus méconnus de Bitcoin est qu’il n’est que la plus réussie d’une longue série d’expériences de cash électronique. On peut faire remonter sa généalogie au moins jusqu’à 1982, à une publication de David Chaum, éminent cryptographe qui proposait un ingénieux système permettant à une banque d’émettre des “billets de banque numériques”. Il s’agit bien de cash, du moins dans le même sens que les billets de banque actuels, car la banque émet les billets et peut confirmer leur validité à la demande des utilisateurs, mais elle ne valide pas les transactions et ne peut pas identifier les parties prenantes sans leur accord.

Tim May, Eric Hughes et John Gilmore en couverture de Wired, 1993

La lecture de la mailing list des cypherpunks révèle que cette question du cash électronique est identifiée dès le début des années 90 non seulement comme l’une des conditions nécessaires de la crypto anarchie, mais aussi comme le seul moyen de contrer la tendance de long terme des État à renforcer leur contrôle sur la monnaie jusqu’à s’arroger le contrôle total des échanges économiques, avec des conséquences politiques absolument dévastatrices.

Dans un récent podcast passionnant, les 3 piliers de la crypto anarchie sont définis comme :

  1. Un système de communication chiffré : la possibilité de transmettre une information en permettant à l’émetteur et au destinataire de dissimuler leur identité et même sous certaines conditions de nier de façon plausible avoir participé à cet échange. Aujourd’hui, même s’il n’existe pas de solution parfaite, différents systèmes permettent d’atteindre plus ou moins parfaitement cet objectif, Tor par exemple.
  2. Un système d’identification : l’identité est le fait pour une personne ou une chose d’être égale à elle-même à différents points dans le temps. L’identité est (relativement) triviale à établir dans le monde physique, mais est un problème très sérieux dans le monde numérique. La cryptographie asymétrique et les signatures numériques ont apporté une solution à ce problème.
  3. Un système d’échange de valeur numérique, incensurable et souverain : c’est le plus difficile à réaliser, et Bitcoin est la première solution viable à ce problème.

Bitcoin s’inscrit donc explicitement dans la continuité des expérimentations des cypherpunks, et trouve pleinement son sens dans une vision crypto anarchiste de l’évolution de la société et des échanges économiques. Si l’on rejette cette vision, l’audit décentralisé exhaustif et intransigeant auquel Bitcoin astreint ses utilisateurs devient incompréhensible (et est en effet rarement compris), et peut être avantageusement remplacé par des systèmes centralisés et fermés à des degrés divers, qui sont aussi plus efficaces et plus souples.

Liberté et responsabilité

Pour poursuivre l’analogie avec le vivant, on pourrait dire que Bitcoin est un organisme qui se nourrit de notre volonté d’être libre et autonome, et qui nourrit cette volonté chez nous en retour. Il est renforcé par les utilisateurs qui adoptent l’ethos des cypherpunks (qui est finalement assez proche d’un libéralisme classique sur l’essentiel) et cherchent à le mettre en pratique dans leur vie, et au contraire souffre et pâtit des décisions prises en contradiction avec cet ethos.

Cela ne devrait pas nous étonner : Bitcoin est défini et redéfini en permanence par les choix que font les développeurs qui en maintiennent et en font évoluer le code, et surtout par ses utilisateurs. Ces derniers choisissent d’apprendre à utiliser leur propre nœud, conserver leurs clés eux-mêmes et réduire au maximum la possibilité d’observer et de tracer leurs transactions, ou au contraire de tout confier à Coinbase et de croiser les doigts pour que les autres prennent les bonnes décisions à leur place. Si le premier choix était généralisé, Bitcoin serait indestructible. Si le second l’était, le premier caprice d’une autorité médiocrement compétente suffirait à le détruire instantanément.

C’est pourquoi je conclus sur la note légèrement pessimiste que, si on le juge à cette aune, Bitcoin est aujourd’hui loin d’être une réussite. Pour qu’il réussisse, il faudra d’abord que les éléments essentiels de sa culture, liberté, responsabilité (et aussi quelques bases de cryptographie) deviennent bien plus universellement connus et surtout acceptés comme allant de soi. On en est certes loin, mais avec beaucoup de temps et d’efforts, cela n’a rien d’impossible.

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